Nouvelle#1

La glâneuse

Alors que je me dirigeais vers le quai Saint-Vincent un dimanche après-midi, acheter avec de l’argent que je n’avais pas des bouquins que je ne lirais pas, je tombais sur une scène incongrue. Au bout du quai, au niveau du pont Bonaparte, les éboueurs avaient rassemblé les caisses en bois échouées du marché. Je me tenais sur le terre-plein central attendant que le feu passe au vert. Une dame d’un âge moyen, grande et fine, orange des pieds à la tête, essayait désespérément de faire tenir deux caisses de bois sur le porte-bagage de son vélo. Une danse comique s’ébaucha alors entre cette femme, ces deux caisses et son vélo. Tantôt une caisse lui échappait, tantôt le vélo. Quand la caisse n° 2 était enfin rentrée dans la caisse n°1, le vélo tombait, et c’était le tour de la caisse n°2 dès que le vélo était à nouveau debout. Quand, enfin, tout ça tint dans un fragile équilibre, la dame se redressa avec un air triomphant et s’échina ensuite à attraper les oranges dans les caisses, les laissées pour compte du marché. Le feu n’était plus rouge et je traversais le plus lentement possible afin de continuer à regarder ce ballet hypnotique. Il paraissait se dérouler au ralenti sous les regards des passants, tous aussi intrigués que je l’étais. [J’imaginais déjà le teasing à la Zone Interdite, qui, pour ceux qui ne connaissent pas, est une émission qui fait du sensationnel avec du très ordinaire, exploitant au passage des clichés humains digne des années 80, et pourtant, dans les années 80, il y a eu du bon aussi… Je cherche encore]. La femme tenait d’une main son vélo et dans un grand effort, voire un grand écart, essaya d’attraper les oranges. Elle en attrapa une, deux, trois (j’étais presque arrivée au bout du passage piétions) et à la quatrième, elle tira un peu trop fort sur le guidon du vélo, si bien qu’il tomba, détruisant ainsi le fragile équilibre constitué entre sa main gauche, sa main droite, ses caisses, les oranges dans les caisses et son vélo. Des passants se précipitèrent pour l’aider, et toujours souriante, elle déclina avec entrain un peu comme si ce numéro d’équilibriste n’était un numéro que pour elle et que cela ne devait concerner personne d’autre. Je continuais ma route en souriant (ce qui était bien parce que jusque là je tirais une gueule de bois de 6 pieds de long).

Je réfléchissais aux marchés, au gaspillage, tout en évitant le jet rageur des éboueurs. Ça me rappela un épisode survenu quelques années auparavant. Ça devait aussi être un dimanche, en tout cas le week-end et je prenais le métro à Perrache. Je m’assis, observant discrètement les gens [c’est toujours quelque chose de très instructif]. A l’arrêt Ampère monte une très vieille dame, les cheveux sales mais secs, le corps enrubanné dans des couches de vêtements aussi divers qu’ils avaient été multicolores il y a certainement quelques années de ça. Ses traits étaient réguliers et ses rides lui donnaient malgré tout un air de femme sans âge mais que la vie avait dû un peu malmener. Je me décale d’un siège pour lui laisser la place réservée aux personnes à mobilité réduite [comprenez les vieux, parce que quand on est jeune et à mobilité réduite, personne ne vous laisse sa place, faut pas déconner, vous avez la chance d’être jeune]. Elle me sourit en s’asseyant aussi gracieusement qu’une danseuse du Bolchoï. Je lui souris en retour, ce qu’elle dû prendre comme une invitation à discuter (je n’étais pas contre, à l’époque, je trouvais les gens intéressants) et elle me demanda :

– Qu’est ce que vous vous êtes fait, au bras ? (Je portais une attelle au poignet droit)

– Oh ça, une longue histoire. Elle dû comprendre que c’était une histoire que je n’avais pas envie de raconter, parce qu’elle se détourna immédiatement avant de reprendre :

– En tout cas c’est gentil de m’avoir laissé la place, où allez-vous ? Son envie de parler débordait de ses lèvres, comme un trop-plein de silences qui devait être brisé, immédiatement.

– Je vais rejoindre des amis qui travaillent au marché de la Croix-rousse.            

– Ah le marché de la Croix-rousse. Elle eût l’air songeuse et me dit comme sur le ton de la confidence : J’y allais souvent avant. Maintenant je vais sur les quais Saint-Vincent, vous connaissez ce marché ?

– Non, je n’y suis jamais allé, je ne suis pas vraiment de Lyon. Mais il n’est pas fini, à cette heure-ci ? Il devait être dans les 15h.

– Non justement, c’est la bonne heure.

Les haut-parleurs annoncèrent d’une voix suave l’arrêt Bellecour et la dame se releva prestement. On aurait dit une duchesse russe déchue. Dans un souffle, d’un ton mi-coupable, mi-amusée, les yeux pétillants de bonté elle continua :

– Parce que je suis une glaneuse, vous voyez ?

Et elle disparut entre les portes du métro en me disant au revoir dans un sourire.

Une glaneuse. Ce mot m’évoqua un temps révolu, le temps de la Bohème sur les buttes Montmartre, du bateau-lavoir et des poètes-peintres-artistes maudits. C’était un tableau aussi mais je ne me souvenais pas de qui [Entre temps, j’ai eu accès à l’internet et j’ai pu regarder : c’est Millet]. Je souris en mi-teinte en m’imaginant sa vie, dure, seule avec elle-même et les souvenirs et les regrets d’une vie bien remplie. Et je me dis que les anciens, eux, connaissaient sûrement les secrets de la vie, qu’ils avaient su bien avant nous, que la Terre s’épuisera, comme ils se sont épuisés eux aussi.

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