Nouvelle du dimanche

Portrait de nuit

Un souffle d’air vif vint le frapper au visage. Il n’avait pas vu qu’il était arrivé au croisement et une voiture l’avait presque heurté, l’obligeant à s’arrêter net au bord du trottoir. Le klaxon furieux s’éloigna, tandis qu’il attendait nerveusement que le feu passe au vert. La circulation était dense, l’air humide et froid répandait une ambiance trouble, diluait dans son brouillard les pensées de chacun.e qui le traversait et semblait rendre poreuse les peaux de la foule compacte qui se pressait dans la rue : c’était l’heure de rentrer chez soi. Camille, bien droit, ses longs bras serrés contre son grand corps, tapotait de sa main droite les bords de son lourd manteau. Le feu piétons mettait une éternité à passer au vert. Il sortit son téléphone et regarda l’heure. Presque dix-sept heures. Il ne voulait pas arriver en retard au rendez-vous et du reste, ils avaient peu de temps ensemble, le musée fermait à 18h. Il regarda par réflexe ses messages, mais il secoua intérieurement la tête, il n’y avait aucune raison que quelque chose viennent troubler ce rendez-vous, il s’en était assuré. Pourtant, une angoisse sourde l’habitait. Et si cela ne se passait pas aussi bien ? Et si la magie de leur rencontre ne fonctionnait plus, n’était que celle de la première fois? Et si ce regard, magnétique, qui l’avait tant frappé au point qu’il en rêvait la nuit, et si ce regard avait perdu de son éclat? Il avait fait en sorte que toutes les conditions soient réunies. Même jour, même heure, même temps maussade. Cela n’avait pas été facile, il y avait toujours quelque chose qui se mettait en travers, une des conditions non-remplie. Et il avait peur qu’à force de repousser, elle ne s’évanouisse pour de bon. « Comme une charmante fille qui s’échappe de nos mains », une citation d’un philosophe qu’il avait entendu par hasard à la radio et qui s’était gravée en lui, comme destinée à être entendue par lui et lui seul, au moment précis où le barman avait changé de station, pour, après quelques phrases obscures, refaire cracher du rock indé de la radio. Le feu passa enfin au vert. Il réagit immédiatement, manqua de se heurter à une dame d’âge avancé qui arrivait en face, et se mit à allonger le pas, aussi largement que la rue, montante, le lui permettait. Il n’aimait pas être en retard, ni en avance et comme il ne lui restait plus beaucoup de temps, il se mit à calculer intérieurement chaque étape : jusqu’au musée, maintenant environ trois minutes. Garde-robe 50 secondes. Montée des escaliers jusqu’au dernier étage, 4 minutes. Jusqu’à la salle 40 secondes. La seule inconnue, et cela l’angoissait, était celle de l’entrée du musée. Toute cette partie de l’opération dépendait de quelque chose sur laquelle il n’avait aucun contrôle. Cela pouvait durer 30 secondes comme 10 minutes. Si un car de touristes ou d’enfants en sortie scolaire arrivait, il était cuit. Il tenta de se rassurer en arguant que vu l’heure, il était peu probable qu’une telle chose se produise. Il avisera le moment venu. Tout à ses réflexions, il était maintenant arrivé au parvis du Musée. La porte s’ouvrit, laissa s’échapper un petit groupe de grand-mères, qui s’éparpillèrent en piaillant. Il sentit son coeur rater un battement, la caisse était presque vide, seul un couple attendait dans la file d’attente. Il posa son manteau et son sac dans un casier,  sortit la pièce qu’il avait prévue à cet effet, la mis dans le loquet et referma le casier. Le couple était maintenant à la caisse, récupérait ses billets. Il regarda sa montre, il était encore un peu en avance, de quatre minutes environ. Il sortit sa carte de musée la tendit à la caissière qui sans un mot, lui tendit un billet d’entrée. Il venait régulièrement et ils n’avaient sans doute plus rien à échanger d’autre que le silence d’une entente tacite. Il se dirigea vers les grands escaliers au milieu du hall. Il en était arrivé environ à la moitié, lorsqu’il entendit une voix au-dessus de lui qui l’appela : « Camille, c’est toi? Camille, hou hou! ». Il tressaillit. Il connaissait si bien cette voix. Si bien, qu’il pouvait la reconnaître au milieu d’une foule bruyante, reconnaître ses cris, ses rires et ses murmures. Cette voix, elle avait partagée sa vie pendant sept ans. Et il ne s’en était toujours pas remis. Il leva les yeux qu’il avait gardé baissé jusque là, comptant les marches afin de ne pas se laisser envahir par l’angoisse. Elle était seule, campée au milieu des marches, belle, naturelle, sophistiquée comme à son habitude. « Bonjour Chloé, comment vas-tu ? » Répondit-il, se fendant d’un sourire plaqué, pauvre tentative de cacher son agitation. « Bien et toi? J’ai déménagé récemment, je ne suis plus qu’à deux pas d’ici, tu viens régulièrement ? C’est drôle je ne pensais pas que je te croiserai ici, ce n’était pas vraiment le genre d’endroit où tu avais l’habitude d’aller. » Il la coupa brutalement, continua de monter les escaliers​, maintenant quatre à quatre, il ne pouvait pas se permettre de perdre quelques secondes de plus. « Je vais bien, merci. Tu m’excuseras mais je suis assez pressé, on se voit bientôt ? Je t’appelle. » Et il passa devant elle, sans même la regarder dans les yeux. Il savait que si il l’avait fait, il n’aurait pas pu continuer. Il aurait certainement éclaté en sanglots, comme un enfant, celui qu’il n’avait jamais été, celui qu’elle avait réussi à révéler en lui. Cette femme avait été toute sa vie, ils s’étaient mutuellement aidé à grandir. Jusqu’à ce que les petits ratés du quotidien ne deviennent les sujets de disputes disproportionnées. Jusqu’à ce que la complicité d’une intimité partagée ne deviennent une routine, mécanique. Jusqu’à ce qu’elle commette, ou lui d’ailleurs -il ne savait plus qui avait commencé- l’irréparable, la trahison de cette confiance mutuelle qui était devenue en quelque sorte évidente, et qui se révéla alors si fragile. Il sentit dans son dos ses yeux le suivrent, ses interrogations avait densifié l’air autour d’eux, il en était presque impénétrable, et il arrêta de respirer jusqu’à ce qu’il tourne au coin des escaliers et pénètre dans la grande salle. Il respira un grand coup, s’accorda une pause de quelques secondes. Il ne s’était définitivement pas attendu à ça. Son corps semblait tout à coup pris dans la glace. [Il sentit chaque cellule de son corps se figer, se désolidariser les unes des autres, et leurs présences devenaient d’une intensité insupportable]. Le souffle court, il essaya de se focaliser sur ce qui l’attendait. Plus que quelques marches. Elle serait là, il n’y avait aucune raison pour qu’elle ne soit pas là. Il se remit en marche, et c’est presque en courant qu’il arriva enfin dans la salle s’ouvrant face à lui en haut des escaliers. La salle où il devait se rendre était située au milieu de l’étage, et il se précipita dans cette direction en regardant son téléphone : il était pile à l’heure. Ça y est. Il y était. Mais elle n’était pas là! Son cœur s’arrêta net. Il regarda de nouveau, refit le tour de la salle. Des paravents disposaient des portraits au milieu et coupaient la salle en deux. Il regarda de nouveau de chaque côté, chaque portrait, elle s’y était peut-être cachée? Un moment, il crut la voir, son cœur émit de nouveau des ratés, mais non, ce n’était pas elle, elle lui ressemblait beaucoup, mais ce n’était pas ses couleurs. Ce n’était ni sa vitalité, ni sa grandeur. Désemparé, il revint sur ses pas. Un liquide froid coulait sur sa nuque, il avait transpiré abondamment, était frigorifié maintenant. Et tout à coup, au coin de la première salle, elle était là, souveraine, penchée sur le côté, juste devant ses yeux fiévreux. Comment avait-il pu la louper? La même émotion que la première fois l’envahit. Si vivante, si charnelle ; il avait envie de la prendre dans ses bras, de prendre son visage entre ses mains et de le contempler jusqu’à ce que l’épuisement gagne tout son corps, qu’il ne soit plus qu’un avec son propre regard. Mais bientôt un malaise l’envahit. Il y avait quelque chose qui n’allait pas. Il s’approcha un peu plus. C’était bien les mêmes coups de peintures, la même précision des traits du visage, le même flou du corps, qui l’avait rendu si vivante à ses yeux. La profondeur de son regard était là, mais c’est peut-être sa lueur qui avait changé. Oui, il ne voyait pas la même lueur. Et puis ses vêtements, auxquels il avait prêté un charme suranné, un mouvement qui défiait la pesanteur, à y regarder une seconde fois, ils étaient grossiers, bâclés, comme si le peintre avait oublié d’achever son ouvrage. Il recula de nouveau. Oui, il y avait quelque chose de l’esquisse hasardeuse, du chef d’œuvre raté, manquant de cette petite étincelle qui rend une peinture immortelle. Un goût amer se répandit dans sa bouche. Il se sentait trahit. Et en même temps, il s’en était douté. C’était inévitable, une loi immuable, au-dessus de ses propres souhaits, au-dessus de la toile de ses propres perceptions. Il ne pourra jamais plus la regarder comme la première fois. Une tristesse immense l’envahit. Il se retourna lentement, le sang cognant bruyamment contre ses tempes. Par-dessus son épaule, il jeta un dernier regard vers le tableau.

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